Pour cette septième et avant-dernière séance de notre cycle annuel, on vous propose de revenir sur l’histoire des énergies « renouvelables », des réseaux et des projets de transition énergétique pour comprendre leurs fondements politiques et imaginaires, de donner la parole à des acteurs des résistances, et de songer à des formes de vies post-cybernétiques.
Jean-Baptiste, en s’intéressant aux technocrates qui en sont à l’origine, nous parlera de l’imaginaire des réseaux et en proposera un récit comme histoire du pouvoir techno-administratif, afin de déboucher sur une pensée de la cybernétique comme champ de bataille. Toujours dans une perspective historique, Anaël analysera le rôle des réseaux dans l’enrôlement de plus en plus massif et diversifié des forces naturelles, notamment renouvelables, loin d’un imaginaire d’alternative aux réseaux. Nicolas nous présentera l’histoire d’écran total, groupe fédérant autour de l’objectif de lutter contre le management et l’informatisation de la société, et notamment les connexions -pratiques comme théoriques- avec les territoires en lutte. David partira enfin de l’exemple des lieux de vie de la psychothérapie institutionnelle pour se pencher sur les espaces et les temps qui échappent au gouvernement cybernétique. Aux différentes interventions seront mêlées des lectures collectives.
« L’énergie est cette force économiquement vitale, cette force en action qui irrigue toutes nos activités à la manière du sang qui circule dans les tissus et alimente les cellules, cependant que nos systèmes de communication, matériels et immatériels, gèrent à la manière d’un système nerveux sa production et son acheminement, ses circulations, ses aiguillages et sa distribution. Aujourd’hui comme à plusieurs reprises dans notre histoire passée, un nouveau paradigme énergétique porteur d’un modèle de développement économiquement, écologiquement et socialement prometteur émerge, annonciateur d’un possible troisième révolution industrielle qui tire parti, à l’ère des réseaux intelligents et interconnectés, des énergies de flux plutôt que des énergies de stock et de toutes les potentialités qu’offre leur combinaison avec les technologies d’information et de communication nées d’internet. » Projet de loi relatif à la transition énergétique, juillet 2014
Ce n’est plus un secret pour personne, le pouvoir d’aujourd’hui a la forme d’un immense réseau de dispositifs technologiques. Hier, gouverner, c’était rendre les corps et le monde aussi réguliers, prédictibles et productifs qu’une machine à vapeur et un réseau ferroviaire. Aujourd’hui, gouverner c’est « faire fonctionner » la société et le monde comme une entreprise big data.
Comment les rêves des énergies « alternatives » et « douces », comment les imaginaires et pratiques de bricolage et de déconnexion, ont-il pu déboucher sur des méga-installations solaires et éoliennes connectées au réseau? Et d’ailleurs, en quoi la mise au travail du vent de l’eau et du soleil serait-elle plus « alternative » moins extractiviste, moins pétrie d’un projet d’asservissement industriel des êtres et processus terrestres? Un retour sur l’histoire des énergies dites « alternatives » est particulièrement instructif à cet égard.
Aujourd’hui, le fantasme d’une troisième révolution industrielle annonce le mariage entre les réseaux numériques et les réseaux énergétiques. Les smart grids promettent l’exploitation massive des énergies renouvelables, dont l’intermittence et la dispersion seraient enfin domptées, ainsi qu’une gestion optimisée des flux d’énergie. A grands renforts de technologies smart , les « problèmes » environnementaux tels que le réchauffement climatique ou l’épuisement des énergies fossiles seraient « résolus ». Ce rêve est au cœur des projets de transition énergétique qui envisagent un aménagement des infrastructures énergétiques permettant, sans rupture brutale, la poursuite du développement des sociétés capitalistes industrielles. Et si cette « troisième révolution industrielle », était plus l’avènement d’une totalité hégémonique que du « pouvoir horizontal » qui nous est annoncé? Réduit à un faisceau de watt et de byte, chaque être ne devient-il pas le capteur-transmetteur d’un nouvel Ordre Décentralisé? Un Ordre démultipliant ses technologies de pouvoir en un ensemble de machines périphériques, mais qui toutes renvoient à la Même Totalité. Des métropoles smart, des véhicules autonomes, la 5 G, le compteur Linky, les google home, la dispersion des objets connectés, bref tout ce qui fait la texture cybermanagériale de ce système. Mais un système qui reste profondément colonial. Qui a besoin de matière (Pitron, 2018), d’énergie, un besoin monstrueux d’énergie et d’information. Un système dont l’appétit vorace en mégawatt et en terabyte doit bien quelque part aller puiser son carburant, qui doit bien en quelque lieu de cette Terre, venir excaver les ressources qu’il dévorera. L’imaginaire d’une économie dématérialisée camoufle la matérialité d’infrastructures qui impliquent l’extraction de métaux rares (Pitron, 2018), la mise en place de centres névralgiques de données numériques qui colonisent de nouveaux territoire et nécessitent des quantités exponentielles d’énergie (Diguet & Lopez, 2018). La numérisation du monde façonne un usager normal passif et docile, et accentue la rupture du lien humain au monde social et environnemental (de Jouvancourt & Dubey, 2018). L’aménagement du territoire par les réseaux se traduit par l’homogénéisation, l’aplanissement et l’appauvrissement de territoires habités (Jean-Baptiste Vidalou, 2017). Bref, derrière la « transition énergétique », se joue la poursuite de la mise en ressource généralisée de la nature, de l’aménagement colonial du territoire par les géants énergétiques et numérique.
Dans le monde, des voix s’élèvent, des barricades se dressent contre cette fuite en avant technologique, gestionnaire, extractiviste et sécuritaire. A Saint-Victor, à Oaxaca, des militants s’opposent à l’implantation d’infrastructures de production d’électricité éolienne. Partout, en France, des collectif anti-linky se sont montés contre la surveillance généralisée des populations. Le collectif Ecran Total lutte contre l’hétéronomie imposée par les systèmes informatiques. Les gilets jaunes font des espaces périphériques mais sans vidéo-surveillance (contrairement aux centre-villes), des zones de politisation intensive et conviviales.
Résister à la mise en place d’une de ses infrastructures (de l’amont des extractions à l’aval des déchets en passant par les tuyaux), s’abstraire de l’une de ses micro-machines (de Linky au smartphone), c’est ouvrir des brèches vers des fragments d’espace et des temporalités non réductibles, multiples. Des espaces et des temps de vie qui échappent au réseau. Des formes d’habiter, d’articuler des lignes de vie, qui échappent au gouvernement cybernétique.
Pourtant, le projet de transition énergétique est difficile à attaquer en raison : de l’aura écologiste dont disposent les énergies renouvelables (« être contre les parcs éoliens, c’est être pro-nucléaire » !) ; d’une confiance obstinée dans le progrès technologique ; de la difficulté à penser en dehors des modèles gestionnaires et planificateurs ; de la nature de certains problèmes environnementaux qui sont globaux et pour lesquels il est difficile de ne pas envisager des mesures politiques globales ; de la structure réticulaire et résiliente des macro-systèmes techniques; d’une répression plus ou moins violente; de la pression économique subie par certaines populations (comme aux Etats-Unis avec les GAFA : Diguet & Lopez, 2018).
Est-il possible ou souhaitable de penser l’avenir énergétique sans pratique gestionnaire, sans politique globale ? Comment faire face à ces macro-systèmes techniques omniprésents et résilients? Que signifie produire/consommer/vivre « hors du réseau » ? Peut-on sortir de «l’ethos énergétique » de la civilisation , « thermo-industrielle » (Gras, 2007) ?
Bibliographie :